
Chapitre 1 : Le Cœur du Cratère
La neige croustillait sous les pas de Giulia, une nappe silencieuse d’un bleu étrange reflétant les derniers éclats de crépuscule. Tout autour, le cratère de météorite dominait le paysage tel le vestige d’un passé oublié, cerclé de pins scintillants et de grands rocs dressés comme des géants assoupis. Depuis la fenêtre de sa modeste cabane, Giulia avait observé ce gouffre des centaines de fois, mais jamais elle n’avait osé en franchir le bord. Ce soir cependant, quelque chose l’y appelait – une sensation familière et inquiétante, la même que celle éprouvée dans ses rêves où, chaque nuit, elle s'approchait d’un portail de glace brillant au cœur des ténèbres.
La jeune mage de givre, aux yeux d’un gris pâle et à la démarche aussi discrète qu’une brise, frissonna tout en resserrant la cape de laine sur ses épaules. Personne au village n’aurait su définir sa singularité autrement que par ces mots murmurés : « Réfléchie et humble, mais on sent, tout au fond, une force qui veille. » Ce soir, c’était sa force qui la poussait vers l’inconnu.
La descente vers le fond du cratère s’effectua prudemment, chaque pas s’enfonçant dans la poudreuse, réveillant parfois des risées de givre qui dansaient autour de ses bottes. Giulia ralentit sa respiration, attentive au moindre craquement. Le silence des lieux était presque sacré, troublé seulement par le claquement distant d’une branche ou la plainte du vent entre les crevasses. Elle fut saisie par la beauté glaçante du paysage : le fond du cratère formait une cuvette de glace translucide, ourlée de filigranes de givre qui pulsaient faiblement dans la pénombre, comme le souffle d’un cœur endormi.
Elle s’agenouilla devant la surface gelée et tendit la main, effleurant du bout des doigts la glace trop froide, trop pure. Il y eut alors un frémissement : sous la transparence, des runes anciennes s’illuminèrent, striant la couche de bleu de motifs millénaires, élégants et profonds. Leurs contours brillaient d’une lumière pâle, presque hésitante, comme si elles hésitaient à se réveiller.
« Qui donc vient troubler le sommeil du cratère ? »
La voix s’échappa, fluide et mystérieuse, de la paroi elle-même – ou plutôt, de l’ombre mouvante posée juste sur l’orée de la lumière. Giulia recula d’un geste instinctif, sondant l’obscurité. Mais ce qu’elle vit alors la surprit plus encore : une silhouette ondoyante, faite d’un noir quasi liquide, dont la forme ne cessait de fluctuer entre humain et animal, entre flamme vacillante et brume furtive. Deux yeux d’argent laissaient deviner une intelligence aiguisée mêlée d’un amusement désinvolte.
L’Ombre vivante se matérialisa à demi, s’esquissant avec élégance. Elle pencha la tête comme pour mieux scruter Giulia.
« N’aie crainte, jeune exploratrice. J’ai côtoyé la nuit plus longtemps que tu n’as vécu d’hivers, glissa-t-elle. Mais je n’ai jamais vu un mortel assez naïf, ou assez courageux, pour vouloir réveiller ces runes-là. »
Giulia inspira, rassemblant son calme. Derrière sa timidité naturelle se cachait une détermination implacable, héritée d’années de solitude à maîtriser une magie redoutée. « Je n’ai pas l’intention de réveiller le mal, souffla-t-elle. Je veux juste comprendre. Depuis plusieurs nuits, le portail m’appelle. Je sens que quelque chose approche. »
L’Ombre eut une lueur de moquerie, virevoltant entre les colonnes de glace.
« L’appel des portails n’apporte que des ennuis, tu sais. Mais il anime les nuits ternes... »
À cet instant, un rayon de lune fendit le ciel, s’attardant sur une tache sombre près de la glace. Quelque chose remua dans un nuage de vapeur, secouant des plumes noircies. Un oiseau majestueux, tout juste plus grand qu’un corbeau, mais hérissé de duvet ébène aux reflets rouges, sortit de l’ombre, incertain de ses mouvements. Il toussa une flammèche maladroite qui s’éteignit aussitôt, le laissant tituber d’épuisement.
L’Ombre adressa un clin d’œil à Giulia : « Il semblerait que nous n’ayons pas le privilège d’être seuls. »
L’oiseau tenta une révérence. « Pardonnez mon état. Je suis le Phénix, enfin, ce qu’il en reste. Ma renaissance fut… problématique. J’ai senti le frémissement de l’ancien portail. Il m’a attiré jusqu’ici, comme un souvenir à moitié effacé. »
Giulia tendit la main, sincèrement émue devant la détresse de la créature. « Je peux t’aider, » murmura-t-elle, laissant couler un zeste de magie frigide au creux de sa paume. La glace y répondit par une brève étincelle, et un peu de force sembla revenir dans le plumage du Phénix, qui trembla mais redressa la tête fièrement.
L’Ombre les observa tous deux, un sourire énigmatique flottant sur ses lèvres invisibles.
« Voilà une équipe bien étrange : une mage de givre modeste, un oiseau de feu inabouti, et moi, la maîtresse de la dissimulation. Si l’on ne fait pas exploser accidentellement ce cratère avant l’aube, on pourra se vanter d’avoir vécu une soirée originale. »
Giulia répliqua avec douceur : « Personne ne force personne à rester. Mais si tu veux comprendre ce sanctuaire aussi, l’aide est la bienvenue. »
Tous trois tournèrent alors leur attention vers les runes. Lentement, Giulia traça le contour d’un symbole radiant sous sa paume, tentant de le déchiffrer à haute voix :
« ‘Portail de givre — scellé par l’acte valeureux. Veillé sans fin par la flamme et la glace…’ »
Le Phénix s’anima, les yeux grandissant d’excitation : « Ce sont des mots anciens, ceux qu’on prononçait devant les grandes portes. Les portails… permettent de passer dans d’autres mondes. Mais ils exigent un sacrifice noble, une preuve d’héroïsme. »
L’Ombre s’approcha en glissant, tout sourire, et murmura : « Je me demande de quelle bravoure tu serais capable, Giulia. Toi qui caches ta force sous la neige… »
Giulia hésita, le souffle suspendu. Depuis toujours, elle avait craint sa magie plus qu’elle ne l’utilisait : la peur de blesser, d’être différente, de devenir un danger. Mais le portail semblait pulser à travers ses veines, lui promettant que ce n’était qu’un commencement. Les runes vibraient à l’unisson de son hésitation.
« Nous pourrions essayer de les rassembler, » proposa-t-elle. « Il y a d’autres symboles, peut-être qu’à trois, nous pourrons révéler le chemin vers le portail. »
Le Phénix déploya ses ailes sombres. « Ma flamme est faible, mais je l’offrirai. »
L’Ombre acquiesça d’un geste théâtral. « Je suis tout à fait disposée à risquer ma peau pour une énigme millénaire. Et puis, qui sait ce qui dort derrière la porte ? »
Leur alliance était scellée, fragile mais sincère. L’air se chargea soudain d’une électricité palpitante, tandis que la glace sous leurs pieds répondait à leur présence : ils n’étaient plus seuls, et l’aventure ne faisait que commencer.