
Chapitre 4 : La Tempête des Miroirs Gelés
Chapitre 4 : Le Désert aux Mille Reflets
À peine la lumière retrouvée du Bois des Lumières laissée derrière eux, Idris, Mammouth et l’Esprit de l’arbre s’avancèrent vers l’est, là où la banquise s’élevait en crêtes acérées comme des cranes sculptés par le froid. Mais déjà, le vent portait des rumeurs nouvelles : un grondement dans le ciel, une morsure sur la langue, l’annonce d’une tempête comme on n’en avait pas vue depuis cent aurores. L’Esprit de l’arbre leva ses branches tandis que le sol se couvrait d’une fine pellicule éclatante : « Là où l’air frémit, le miroir du Nord réveille ce qui dort en chacun… Préparez-vous. »
En quelques battements d’ailes invisibles, la tempête s’abattit. Les flocons se firent éclats, mille facettes de lumière venues danser puis piéger toute trace du monde réel. Le sol, qui craquait encore sous leurs pas d’enfants explorateurs, disparut pour devenir une vaste patinoire réfléchissante : un désert sans horizon, où le ciel, la glace et les souvenirs se confondaient. Chaque pas y laissait une empreinte de lumière ; chaque mouvement éveillait un reflet, tantôt fidèle, tantôt étrange.
Mammouth, un instant déséquilibré, glissa et se retrouva museau contre un miroir de glace. Il ouvrit de grands yeux ronds : son reflet lui lança un clin d’œil souriant, mais… très vite, il aperçut d’autres Mammouths, plus sombres, qui semblaient vaciller d’un air inquiet. « Oh non… On dirait que j’ai mangé trop de baies enchantées. Je VOIS des Mammouths partout ! Mais… je crois qu’ils me jugent… »
L’Esprit de l’arbre, lui, avançait paisiblement, mais les reflets des branches autour de lui, démultipliées à l’infini, évoquaient une forêt entière. Soudain, il se figea : devant lui se trouvait un tout jeune arbre, malingre, à peine une pousse dans ce désert figé. Il sembla reconnaître, dans le cristal, la mémoire douloureuse de sa toute première solitude. Il soupira : « Ici, le passé ne ment jamais. »
Idris, son sabre d’entraînement à la main, observa prudemment la surface. Son reflet, d’abord rassurant – jeune samouraï, posture fière, foulard battant au vent – se mua brutalement en une sorte de caricature. Le double d’Idris, dans la glace, se tenait droit comme un juge, la main ferme sur une lame irréelle, le regard dur et sans hésitation. Dans un éclat, il lui lança, voix froide : « Pourquoi douter, Samouraï ? Les questions n’apportent que la lenteur. Avance, coupe, tranche ce qui t’entrave. Voilà le vrai courage. »
Idris hésita, la crainte perçant dans son ventre. Une part de lui enviait ce double qui décidait sans fléchir, qui semblait incassable : « Mais… et si foncer sans réfléchir n’était qu’un autre genre de peur ? Et si trancher tout doute revenait à ne rien apprendre ? » murmurait-il en silence.
Le miroir répondit en s’emplissant de visions éclatées : Idris victorieux, puis Idris seul, puis Idris qui, à force de vouloir être invincible, en oubliait la joie d’apprendre, de demander de l’aide, de créer avec les autres.
À côté, Mammouth avait cessé de plaisanter. Un de ses reflets – plus petit, la trompe basse – murmurait tout bas : « Un jour, ils partiront tous, et la neige retomberait sur moi. Mieux vaut faire le clown que de songer à être tout seul… » Mammouth fronça la trompe, n’osant pas regarder ses amis. « C’est vrai, je trouve le froid moins mordant à trois que tout seul. »
L’Esprit de l’arbre, les racines figées devant le jeune reflet d’antan, se mit à vibrer doucement. « Lorsque j’étais la dernière pousse de ma famille, la peur était partout. J’ai cru que pousser, c’était oublier. Mais être un arbre, c’est porter, relier et transmettre. Ma force naît de mes erreurs, pas de ma solitude. »
Idris sentit alors, pour la première fois, que la vraie audace n’était pas d’être inébranlable, mais juste… sincère et curieux, même là où des failles apparaissent. Il serra le pommeau de son sabre, puis, fixant son reflet le plus froid, déclara : « Je choisis d’écouter mes doutes, d’avoir peur parfois, d’essayer autrement. C’est ce qui fait de moi… moi ! »
À ce moment précis, dans la surface miroir qui s’étendait à perte de vue, surgit un éclat nouveau. Partout, les reflets d’Idris, Mammouth et l’Esprit frémirent : certains victoires du passé, des désirs de courage, d’autres instants de peur ou d’espoir inavoué. Tous les doublons, soudain, prirent par la main leur original ; les images se mirent à danser, à fusionner.
Une lumière, d’abord pâle, devint brillante, puis aveuglante. Au centre du désert de glace, un piédestal miroitant surgit, sur lequel, flottant telle une goutte enchâssée dans l’aube boréale, reposait le troisième fragment de l’amulette.
Mais entre eux et l’éclat, une ombre plus dense, plus corrosive encore que la nuit arctique, prit forme : le contrebandier. Cette fois, son manteau semblait cousu de reflets volés : il avançait en changeant sans cesse d’apparence, tantôt Idris invincible, tantôt Mammouth seul ou Esprit brisé. Sa voix résonna à travers tous les miroirs :
« Je vous l’avais dit : qui maîtrise la peur, maîtrise le Nord ! Croyez-vous que votre imaginaire sert à autre chose qu’à tromper la douleur ? Restez donc figés dans vos failles ; ici, nul rêve ne vaincra la glace ! »
Puis, d’un geste sec, il jeta une poudre d’argent autour du fragment : aussitôt, les miroirs se dressèrent en remparts épais, projetant des images déformées du trio – Idris hésitant, Mammouth fuyant, Esprit émietté – et la lumière du fragment faiblit. Un instant, tout sembla perdu.
Idris ferma les yeux, concentra ses pensées. Inspiré par ses compagnons, il imagina ce que devenir courageux voulait dire : voir la peur des autres, la reconnaître, puis la transformer en une image nouvelle…
Alors, il s’adressa à Mammouth : « Imagine si les miroirs renvoyaient la maison la plus chaleureuse du monde ! Et toi, Esprit, imagine un bosquet neuf, plus vivant que tous ceux d’avant. » Mammouth renifla : « Moi ? Je vois un troupeau de mammouths qui rient ensemble autour d’un igloo géant, et leur rire fait fondre tous les miroirs ! »
L’Esprit joignit ses branches : « Une forêt d’enfants-arbres, qui grandissent ensemble, partageant toutes les couleurs. »
Peu à peu, les miroirs, secoués par l’invention, se troublèrent, perdirent l’image du Contrebandier, prirent des teintes amusantes : dans l’un, Mammouth câlinait un ourson ; dans l’autre, Idris danserait sur un sommet d’aurores. L’envoûtement se fissura, et la lumière du fragment jaillit à nouveau.
Fou de rage, le contrebandier tenta un dernier sort : son ombre fondit sur Idris. Mais cette fois, le sabre du jeune samouraï, guidé non par la force ou une témérité aveugle, mais par l’esprit créatif forgé avec ses amis, découpa l’illusion.
Un rire en cascade, porté par Mammouth, fit vibrer l’air. Le contrebandier recula, pris au dépourvu par cette énergie inattendue : « Impossible… Personne n’invente assez pour me battre… »
Mais le désert aux mille reflets avait cédé. Dans la lumière retrouvée, Idris s’empara du fragment : il brillait d’une clarté inédite, tissé de doutes acceptés, de rêves partagés avant tout.
Le contrebandier, battu pour un temps – mais pas définitivement, ils le savaient – disparut dans la tempête revenue. Mammouth agrippa alors Idris dans une accolade laineuse : « J’aime mieux mes vrais amis que mes mille reflets, même si certains avaient un poil de plus que moi. »
L’Esprit de l’arbre replia ses branches, soulagé : « C’est la part blessée en chacun de nous qui fait le trésor de notre amulette. »
Quand la tempête s’apaisa, le paysage s’ouvrit sur une aurore énigmatique, promettant un dernier voyage vers le sanctuaire où, peut-être, espoir, mémoire et jeu se mêleraient pour réparer le Souffle brisé du Nord…