
Chapitre 1 : La Chanson Brisée de la Salle aux Runes
Dans l’immense Salle d’étude des runes, la lumière crépusculaire s’étirait en rubans dorés entre les arcs gothiques. Les étagères s’inclinaient, croulantes d’artefacts, de manuscrits anciens ou de fioles irisées dont personne n’osait plus approcher depuis des siècles. Des poussières flottaient comme de minuscules lucioles, révélant dans l’air l’empreinte fantomatique de ceux qui, jadis, y avaient déchiffré les énigmes du passé.
Lyna posait avec précaution une tablette sur un coussin de velours. Âgée de douze ans, elle avait le don étrange de lire les traces laissées par les doigts du temps. Mais ce soir, elle doutait. Qui écouterait une archéologue qui n’osait jamais affirmer ses certitudes ? Sa voix était un souffle discret, ses hypothèses, des notes qu’elle consigne pour elle seule. Alors, elle préférait observer, étudier dans l’ombre, invisible parmi la rumeur savante de l’académie.
Soudain, résonna du plafond voûté une mélodie cristalline. Lyna sentit son cœur s’accélérer. C’était la chanson ancestrale, celle qui protégeait la mémoire de l’académie depuis des siècles, entonnée lors des grands rituels de transmission. Mais ce soir, la voix semblait hésiter, comme parsemée de silences. Un craquement sec fendit l’air : la mélodie s’interrompit d’un coup, brisée. Les notes restantes, suspendues comme des gouttes sur le fil d’un souvenir, résonnèrent quelques secondes, puis s’évanouirent. La salle trembla imperceptiblement.
Bouche bée, Lyna vit alors, entre deux étagères tordues, le mur de runes s’ouvrir dans un frémissement bleuté. Une faille mince, bordée d’étincelles, se dessina. Avant même qu’elle n’ait pu comprendre ce qui arrivait, trois silhouettes surgirent.
La première s’avança courtoisement. Il mesurait à peine une tête de plus que Lyna, bien qu’il n’appartienne visiblement pas à son monde. Sa peau vibrait de reflets turquoise et rose, ses yeux étaient de petits miroirs qui semblaient réfléchir l’intégralité de la bibliothèque.
« Bonsoir, fit-il d’une voix mélodieuse. Je me nomme Sori, diplomate de la Station d’Équilibre intergalactique. Je recommande la paix… et les énigmes. Ce lieu est impressionnant, mais j’avoue n’avoir jamais rencontré autant de poussière ! »
La deuxième silhouette, bondissante, était celle d’un garçon de l’âge de Lyna, coiffé à la diable et portant des lunettes recouvertes de gravures magiques.
« Alors c’est vrai ! Les anciens mythes disaient que la Salle changerait de visage au moment critique… Je m’appelle Bram, résolveur d’énigmes autoproclamé. Et j’ai déjà deviné : c’est le langage secret des pierres qui a réveillé le chant ! »
À peine ces mots furent-ils prononcés qu’un grondement caverneux secoua les murs. Une odeur âcre de suie envahit la pièce, et, telle une montagne hérissée de runes noires, un ogre colossal émergea de la pénombre. Son front était barré d’arabesques scintillantes, traces d’antiques sortilèges. Il tenait à la main une massue gravée elle aussi de signes mystérieux.
Ses yeux, jaunes et chassieux, roulèrent sur le trio tremblant, s’arrêtant longuement sur Lyna.
« VOUS… Intrus dans la Salle des Runes ! Personne ne touche aux secrets. J’enfumerai le moindre souvenir qui osera franchir mes gardes ! »
Lyna sentit ses jambes faiblir. Même Bram, d’ordinaire bravache, crut plus prudent de se cacher derrière une pile de manuscrits. Sori, quant à lui, esquissa un salut très cérémonieux, une main sur sa poitrine.
« Noble gardien, nous sommes conviés d’urgence par la mélodie sacrée. La chanson du savoir est blessée. Si elle n’est pas réparée avant minuit, tous les souvenirs de cette salle se dissiperont. Nos mondes perdront un pan entier de leur sagesse. »
L’ogre plissa les yeux. Dans l’air, la lumière des runes fluctuait, tantôt sinistre, tantôt scintillante. Brusquement, un éclat menaçant fendit le silence :
« Rien n’est jamais gratuit, étranger. Si vous voulez recoller les échos de la chanson, il faudra d’abord affronter mes énigmes, mes pièges… et ma patience ! »
Lyna, d’habitude si réservée, sentit sous la peur percer une curiosité irrépressible. Autour d’elle, les artefacts grésillaient, des tablettes vibraient, comme si l’énergie de la salle attendait son geste.
« Si on réussit, murmura-t-elle à peine, la chanson reprendra et… personne ne perdra la mémoire ? »
Sori hocha la tête. « Quatre Échos magiques sont dispersés dans la Salle. Ils se cachent dans ses recoins, protégés par les illusions de l’ogre. Chaque Écho est unique. Ensemble, nous pouvons y arriver, à condition d’allier ingénuité, logique… et imagination. »
Bram, qui avait retrouvé contenance, ajouta avec un sourire en coin : « Quatre fragments. Quatre défis. Avec mon talent de décrypteur, ta mémoire impressionnante, Lyna, et le précieux sens du dialogue de Sori, rien ne peut… euh, presque rien ne peut nous arrêter. »
L’ogre, appuyé sur sa massue, éclata d’un rire qui fit frissonner les fioles sur les étagères. « Nous verrons si vos mots valent autant que vos actes, petits fouineurs ! Le premier Écho se cache là où le silence pèse… mais gare à ceux qui croient pouvoir tout révéler d’un simple regard. »
Le défi était lancé. Autour d’eux, la Salle semblait s’étirer, révélant au loin une alcôve inconnue, baignée d’un halo opalin. Lyna sentit une émotion étrange – une soif de prouver qu’elle n’était pas qu’une enfant timide, qu’en elle vibrait la même soif d’aventure que dans les sagas antiques. Pour la première fois, elle n’avait pas envie de fuir. Pour la première fois, l’imagination lui paraissait une force plus précieuse que tous les livres.
Le groupe avança avec précaution, la lumière des runes ondulant sous leurs pas. La promesse était lancée : réunir les fragments de la mélodie, sauver la mémoire de l’académie… et, peut-être, oser enfin partager la voix unique de Lyna.