
Chapitre 3 : L’Ogre des Cratères
Chapitre 3 : L’Ogre Mange-Lumière
Les doigts d’Ilyanna tremblaient encore alors qu’elle amorçait la descente du pilier lunaire, la fiole de poussière d’étoile serrée contre sa poitrine. En bas, Vell la couvrait d’applaudissements exagérés et Noctis multipliait les petits sauts nerveux, à mi-chemin entre l’excitation et la panique. Mais à peine le trio réuni, un soupir de brume glaciale envahit la gorge blanche où ils s’abritaient. Une ombre géante s’étirait, avalant d’un seul geste la lumière qui rebondissait sur les pierres pâles.
La Lune, un instant, sembla retenir sa respiration. Et devant eux, émergeant du chaos de cratères, surgit la silhouette massive qu’ils craignaient tous : l’Ogre lunaire.
Il était encore plus colossal que les histoires ne le prétendaient : un corps aux muscles taillés dans la pierre d’opale, la peau constellée de gemmes ternes qui absorbaient la clarté comme des trous noirs. Deux yeux, vastes et jaunes, luisaient d’une intelligence brutale. Mais le plus étrange était sa bouche immense, ourlée de crocs luisants, par laquelle il aspirait sans cesse minuscules tourbillons de lumière, comme s’il goûtait l’air en permanence, rassasié seulement par l’éclat vivant.
« Eh bien, murmura Vell d’un ton faussement détaché, on dirait que c’est le moment de ma carrière où la négociation devient… vitale. »
Noctis, de son côté, glissa : « Ne bougez plus… Peut-être qu’il ne voit que le mouvement… ou la peur… en fait, oublie ce que je viens de dire. » Ilyanna, figée, sentait le poids de la fiole pulser au creux de sa paume — et, chose encore plus effrayante, la poussière d’étoile s’agiter toute seule, lançant des reflets épais comme des ailes de papillon.
L’Ogre, lui, ne tarda pas à se pencher. Sa voix fendit les rochers comme un orage en colère.
« QUI ose prendre la lumière que j’attendais ? QUI croit pouvoir traverser mes terres avec des poches pleines d’éclats ? Est-ce là votre précieux tribut ? Donnez-moi votre chaleur, vos lueurs, ou laissez derrière vous vos ombres pour toujours. »
Vell s’avança d’un pas, déployant, en guise de salut, un bout de foulard phosphorescent qu’il agita entre ses doigts.
« Très grand, très lumineux et manifestement fort sympathique Ogre des Cratères, je suis Vell du clan Noctule, de la lignée des diplomates baroudeurs ! Chez moi, on dit que lorsqu’un géant apparaît, il faut d’abord lui offrir une énigme… ou au moins une blague. Que diriez-vous de quelques proverbes galactiques en échange d’un peu de clémence ? Par exemple, “il n’y a pas de pleine lune sans un peu de fromage” ! »
L’Ogre plissa les yeux. Un rire guttural, aussi profond qu’un séisme, fit vibrer toute la plaine.
« Les mots ne remplissent pas mon ventre. Donnez-moi ce qui brille ! » Le géant pointa un doigt d’obsidienne droit vers la fiole d’Ilyanna, qui se mit à clignoter malgré elle. « Ou vous resterez figés ici, statuts de sel. »
Noctis s’interposa, dressant son lanceur de sorts, visiblement décidé à défendre la poussière coûte que coûte.
« Tu n’as pas le droit ! On a traversé la tempête, vaincu les illusions et… et je te jure que je peux t’en faire voir de toutes les couleurs. Regarde ça ! »
Il fit tournoyer son bâton, prononça une formule rapide. Un nuage bleu-vert jaillit, filant droit vers la gueule de l’Ogre, emportant avec lui de petites étincelles dansantes, des chants électroniques étouffés. L’Ogre les attrapa presque paresseusement, souffla dessus… puis engloutit l’ensemble, comme on avale un nuage de barbe à papa. Il se pourlécha les lèvres, ravi.
« Encore. Ce n’est pas mauvais… mais cela ne remplace pas la vraie lumière. »
Noctis tenta deux, trois autres incantations en vain : des geysers de poudre cristalline, de vaines rafales de vent lumineux, même des lapins de lumière phosphorescente ! Mais l’Ogre s’en amusa à chaque fois, avalant, remodelant les sorts, transformant un lapin en bourrasque d’étoiles filantes qui vinrent mourir dans ses paumes.
« Magicien culotté. Mais tout cela n’est que colifichets. Donnez-moi ce que vous portez “là” ! »
Ilyanna sentit son courage s’effriter. La peur, lourde, lui coinçait la gorge. Pourtant, au lieu de reculer, elle serra son carnet à rêves plus fort encore et, d’une voix tremblante, osa avancer un pas vers l’Ogre.
« Monsieur l’Ogre… Je… Je comprends que tu aies faim de lumière, mais la poussière d’étoile, c’est la vie de notre cité. Je voulais simplement rapporter un peu d’éclat… pour que la Cité d’Argent soit moins triste, moins grise, pour que les enfants n’aient plus peur du noir ni de la solitude…
Je… Je t’en prie, si tu prends tout, il ne nous restera que l’ombre. Mais si tu veux bien, partageons — ou trouve avec nous une autre lumière, quelque chose d’encore plus beau que ce que je porte. Je peux essayer… de te montrer ce qu’on rêve là-bas…»
Sa voix tremblait, mais la poussière, à la seconde où elle prononça ces mots, se mit à frissonner, puis à luire de plus en plus fort. Dans leur fiole, des images surgissaient, mouvantes comme des aurores boréales : des enfants qui dansaient sous un dôme chatoyant, de minuscules lunes qui se disputaient le ciel, des rivières de lumière couraient sur les murs de leur cité. Le spectacle projeté s’étira, éclaboussant l’Ogre d’une clarté inédite — ce n’était pas une lumière brute, mais un flux d’images, de rêves vivants, une mémoire partagée.
L’Ogre recula, interloqué pour la première fois. Dans la pâleur de ses yeux, une émotion inattendue vacilla. Il murmura, d’une voix plus neutre :
« De la lumière-peur, de la lumière-rêve… Cela existe ? Jamais je n’ai goûté une clarté qui chante. »
Vell s’empressa de rebondir :
« C’est toute la magie des rêveurs, mon très grand ami ! Tu comprends, parfois, une étoile toute neuve naît juste parce qu’on y croit assez fort. C’est ainsi que des mondes entiers se sont créés, si j’en crois mon grand-oncle Saturnin… »
L’Ogre observa encore les reflets flottants, cherchant à happer un fragment d’histoire. Puis il posa son poing énorme sur le sol, faisant trembler la roche, et proposa d’une voix posée :
« Si vous pouvez trouver la lumière la plus rare — une étoile qui n’a jamais brillé sur la Lune, la mettre à ma portée et partager son éclat… alors je vous laisserai partir avec vos trésors. Sinon, que la poussière revienne à mon ventre, et vos rêves deviendront cendre.
Prouvez-moi qu’une étoile nouvelle peut naître ici, sous mes yeux. Voilà mon défi. »
Le silence se fit, aussi lourd que mille éclipses.
Noctis écarquilla les yeux : « Mais… fabriquer une étoile ? Sur la Lune ? C’est statistiquement, scientifiquement et magiquement presque… impossible ! »
Vell, l’air buté, rit tout bas : « Personne n’a jamais dit que les rêves devaient être raisonnables. »
Ce soir-là, sous la coupe d’un Ogre rassasié de contes, Ilyanna sentit la peur se changer en détermination. Autour de sa fiole, la poussière dansait — vivante, prête à inventer mille réponses… mais leur temps était compté. Pour la première fois, l’impossible s’imposait. Il leur faudrait inventer une étoile, ou disparaître dans l’ombre.
La Lune n’avait pas livré son dernier secret. Mais dans la poitrine d’Ilyanna, une étoile à elle seule commençait à poindre.