
Chapitre 2 : Le Jeu Commence
Chapitre 2 : Le Jeu des Ombres et des Lumières
Tout juste la porte scellée entrouverte, la voix du Maître d’Échecs résonna, coupante comme une lame froide.
— Pour progresser, il te faut jouer sans commettre la plus infime erreur, Daniel… Es-tu prêt à sacrifier ta certitude, à regarder chaque case de ta mémoire ?
Daniel retint son souffle. À ses pieds s’étalait un échiquier géant, incrusté dans le marbre veiné de la salle suivante. Chaque case, plus large que son cartable, semblait briller d’un éclat imprévisible, oscillant du pâle ivoire au noir d’encre. Un silence pesant fit frissonner ses épaules – même les tableaux suspendus derrière lui semblaient se pencher pour observer.
Saphir, d’un bond souple, s’assit juste à la limite de la première rangée.
— Instinct ou stratégie, monsieur le détective ? souffla-t-il. Je parierais sur un brin des deux…
Dans la lumière vacillante, Daniel vit alors que, sur certaines cases, de minuscules éclats de phosphorescence duraient à peine la durée d’un clin d’œil. Un clignement, un autre, suivant un ordre précis. Saphir tendit la patte, ses coussinets effleurant le marbre, puis il recula vivement d’une case où la lumière venait de s’éteindre.
— Regarde, la troisième case de la deuxième rangée !
Daniel s’agenouilla et passa la main à plat : la pierre était tiède, presque vivante. Au-dessus, inscrits à la peinture dorée, s’étalaient les noms et titres des anciens maîtres du manoir : « Dame Eloïse la Stratège, Baron Lenoir le Visionnaire, Grand-Maître Yvan le Tenace »...
De case en case, des lettres initiales formaient un motif : D, B, G, S… Daniel nota frénétiquement.
— Que vois-tu ?
— Les lumières ne s’allument que sur les cases dont les initiales, sur le mur, suivent l’ordre des générations. Cela doit donner le chemin exact du pion… Mais si on pose le pied sur la mauvaise, je crains une surprise à la façon du Maître d’Échecs.
Il observa le Gardien des reliques, posté à l’encadrement de la porte. Son manteau d’abeilles dorées semblait soudain frémir comme un essaim nerveux.
— Monsieur le Gardien, une suggestion ?
Le Gardien haussa les épaules, le regard grave. Sa main glissa dans le vide – et sa silhouette s’effaça aussitôt, se fondant dans la tapisserie. Ne restait que l’écho d’un conseil énigmatique :
— Ne sautez jamais deux étapes, Daniel. Et n’oubliez pas : la Dame protège toujours, mais peut aussi perdre son roi.
Saphir grinça des dents – une habitude féline héritée de longues veillées dans les ruelles brumeuses. Daniel avança prudemment, respectant la séquence aperçue… jusqu’à ce qu’il entende, sous la semelle, un « clic » feutré, puis une vibration dans le marbre. Derrière eux, la porte se referma brutalement.
Soudain, la lumière pâle s’éteignit. Tout n’était plus qu’ombre mouvante, silence épais.
Mais, comme pour les guider, un mince filet de clarté perça d’un vitrail fissuré, allant se poser sur le socle d’une grande horloge. Autour, des statues d’albâtre fixaient Daniel de leurs orbites vides. Toutes semblaient anciennes, quelquefois inachevées, chacune retenant à jamais un geste d’échec ou de victoire. Les aiguilles de l’horloge pointaient obstinément l’heure du crépuscule – 18h04.
Saphir renifla l’air, intrigué.
— De la cire... de la lavande... et autre chose, un parfum de papier moisi.
Daniel s’approcha de l’horloge. Derrière, un souffle d’air chaud le fit reculer d’un bond. Un pan du mur glissa lentement sur lui-même, révélant un escalier en colimaçon qui plongeait sous la dalle.
— L’inconnu, toujours lui, murmura Daniel. Prêt, Saphir ?
Ils descendirent, les marches grincant d’un son gluant. Saphir marchait devant, queue raide, oreilles basses. La pénombre s’épaississait, et seuls les reflets de la clé d’échecs volée à la bibliothèque guidaient leurs pas.
Ils débouchèrent dans une salle basse aux voûtes tapissées de toiles. Au centre, des dizaines de coffres posés là, couverts de poussière et de taches couleur violette. Daniel toucha le loquet d’un premier coffre – verrouillé. Le deuxième portait un symbole de cavalier – verrouillé aussi. Le troisième…
Un portrait inachevé décorait son couvercle, le visage à moitié grainé de lumière, l’autre à peine esquissé. Sous le menton du personnage, on distinguait le croquis d’un échiquier et une tresse de lavande séchée.
Saphir piaula doucement :
— Là. Ce coffret sent la vérité autant que le mystère.
Daniel glissa la clé dans la serrure ; un déclic. À l’intérieur, un parchemin jauni, rougi aux coins, dormait entre des pions d’ivoire. Un message, en lettres élégantes :
« À celui qui lit ce mot : le Maître d’Échecs n’est point le spectre que l’on redoute, mais l’esprit d’une partie inachevée. Ici dorment les alliés et les secrets, car le vainqueur n’a pas encore triomphé. Veux-tu poursuivre le défi, Daniel ? Traverse la salle des pions et suis la lumière du roi. »
L’écriture semblait trembler, mais la signature était nette : le même nom cité sur les murs du vestibule.
Saphir feula soudain. Dans l’ombre, une silhouette indistincte se matérialisa, oscillant entre la transparence et l’éclat métallique.
La voix du Maître d’Échecs résonna, plus réelle que jamais :
— Voici la première clef, jeune stratège. Le chemin du roi commence dans l’ombre des alliés. Montre-moi que le sacrifice d’un pion ne t’effraye pas… Le véritable adversaire n’est pas l’ombre, mais ton hésitation.
Un frisson parcourut Daniel. Le Maître d’Échecs venait-il de l’inviter à un duel ?
Mais à ses côtés, Saphir bombait le torse, toutes griffes sorties, le regard scintillant de défi et de loyauté. Daniel se tourna vers son compagnon.
— En avant, Saphir. Le jeu ne fait que commencer…