
Chapitre 1 : L’appel du Sable et l’Énigme des Sphinx
Le crépuscule s’accrochait aux confins du plateau d’Argon, enduisant de pourpre les reliefs acérés des pyramides oubliées. Sur ce promontoire aride, où la poussière semblait retenir son souffle depuis des siècles, Hugo observa la silhouette monumentale qui s’élevait devant lui : la Pyramide du Septentrion, la plus ancienne des trois. Il posa son sac à dos contre la stèle gravée et caressa le fragment de tablette qu’il venait de recevoir, ses doigts longeant les sigils étranges qui dansaient à la manière d’insectes. Cette tablette — message énigmatique d’un autre temps, ou… d’ailleurs ? — obsédait ses pensées depuis des nuits entières.
Hugo n’avait rien du chercheur bedonnant reclus derrière des papiers : il était jeune, les yeux francs, le sourire à demi-caché sous l’ombre d’un doute permanent. Son intelligence le portait loin, mais il demeurait hanté par cette question lancinante : et si chaque choix, même le moindre, ouvrait la voie à une perte irrémédiable ?
Une ombre glissa tout près de lui, avec l’élégance silencieuse d’un nuage nocturne. Le chat qui le suivait depuis sa sortie du train, Bastet, sauta lestement sur la tablette, et laissa échapper un miaulement rauque à la tonalité presque humaine.
— Tu crois qu’elle cache un secret ? demanda-t-il à voix basse, dissimulant la pingrerie de ses attentes sous une taquinerie légère. — Peut-être que tu pourrais me donner la solution, totem poilu ?
Bastet, impassible, planta ses yeux dorés dans les siens et, d’un revers de patte, orienta le fragment pour qu’une portion du motif se superpose à une inscription érodée sur la stèle. Hugo comprit au frisson qui traversa sa nuque : ce chat n’était pas un compagnon ordinaire, mais semblait voir plus loin que la réalité brute.
Au marché voisin, la clameur des habitants se retirait peu à peu, cédant la place à une ombre agile. Sanaa avait un port altier, un visage durci par la fatigue des soulèvements et le chagrin des défaites, mais ses traits gardaient une noblesse inébranlable. Elle était connue pour avoir conduit, à mains nues, la révolte qui chassa les pillards étrangers : sur l’étoffe de son turban, des symboles peints à la main rappelaient chaque village libéré. En apparence, elle était venue vendre des composants rares, mais son attention se fixait sur la même pyramide que celle d’Hugo. Lorsqu’ils se croisèrent au pied de la stèle, les premiers mots furent tendus, sans détour —
— Je te reconnais, archéologue, lança-t-elle, bras croisés. Les touristes armés de science ne ramènent que des ennuis.
Hugo ne broncha pas, mais les notes de sa voix portaient un respect sincère :
— Je ne sais pas encore ce que je cherche, mais je veux comprendre. Pas détruire. Et… je crois que ce fragment ne s’ouvrira pas sans l’aide de ceux qui connaissent ce sol profondément.
Sanaa haussa un sourcil, comme pour jauger son honnêteté. Elle abaissa sa voix, presque un murmure :
— Mon peuple a besoin d’un signe. Un fragment qui prouve que nos ancêtres nous ont légué autre chose que leurs chaînes. J’espère que c’est toi, le passeur qu’ils espéraient.
Ils furent interrompus par une bourrasque de vent — ou était-ce autre chose ? Un craquement retentit, puis le sommeil du marché céda à la nuit véritable. Bastet bondit sur une dalle légèrement disjointe au pied de la pyramide, puis se retourna, toisant Hugo et Sanaa.
— Je crois que ton chat nous invite, souffla Sanaa avec une pointe d’humour noir.
Sans hésiter, Hugo s’agenouilla près du félin, fit brièvement jouer les arêtes du fragment entre ses doigts et comprit l’indication : une rainure minuscule atrayante, presque invisible, apparaissait dans la lumière rasante. Discrètement, Sanaa fit le guet tandis qu’il introduisait la tablette. Un déclic faible et presque souterrain leur répondit.
Sanaaa chuchota :
— Si un piège se déclenche, promets-moi de ne pas faire le bavard.
Hugo eut un sourire sans joie :
— Promis. Je préfère laisser Bastet négocier.
Le sol pivota imperceptiblement, révélant une fissure menant sous la pyramide. Bastet s’engagea dans l’ouverture — toujours le premier à frôler le danger. Il sentait, avec sa sensibilité animale et son intuition extra-ordinaire, que le destin tissait ses fils sous leurs pattes.
La descente fut étroite, l’atmosphère de plus en plus lourde. Les murs transpiraient la poussière et quelques hiéroglyphes phosphorescents. Au bout du couloir, la pierre s’effritait sur une vaste salle plongée dans la pénombre : l’Allée des Sphinx. Une procession étrange de statues, accroupies et massives, barrait toute avancée. Leurs paupières sculptées semblaient vibrer tandis qu’ils mettaient le pied dans son ombre. La légende disait que ces Sphinx n’accordaient le passage qu’à ceux qui répondaient à l’impossible flamboiement des devinettes.
C’est à ce moment que la lumière vacilla. Un flash bleuâtre disparut dans l’air — et une silhouette surgit du néant comme un coup de vent maladroit. Arka, la cape de travers, le regard habité d’étincelles désordonnées, atterrit sur ses chausses en souriant largement.
— Je savais que je vous trouverais, déclama-t-il, avec un enthousiasme presque offensant. On n’allait quand même pas pénétrer dans la légende sans un peu de chaos !
Hugo, surpris, recula d’un pas :
— Tu es… un lanceur de sorts ?
Sanaa soupira, croisa les bras et marmonna :
— Parfait, maintenant nous avons notre perdition personnalisée.
Mais Arka secoua ses manches, fit jaillir involontairement un nuage de papillons miniatures, et s’approcha désinvolte :
— On m’appelle « le magicien du contre-pied ». Aucune énigme ne survit longtemps à mon flair… Enfin, presque aucune.
Bastet émit un feulement, à mi-chemin entre l’amusement et la mise en garde, puis sautilla vers le premier sphinx. À cet instant, la statue ouvrit la bouche, laissant échapper une voix grave comme un blizzard de roche :
— Qui pénètre sous notre regard, sait-il si la première vérité vient de la pierre ou du vivant ?
Un buffle d’incertitude traversa Hugo. Sanaa, elle, détourna les yeux vers Bastet qui, pour seule réponse, se roula doucement face au sphinx, sur le sol froid — comme pour suggérer un retour à la terre, ou à la simplicité du vivant. Hugo comprit la ruse.
— La vie précède la parole, répondit-il posément, la pierre ne transmet que ce qu’elle a observé du vivant.
Les yeux du sphinx brillèrent puis se fermèrent à nouveau. Un souffle glacial balaya la salle, et la deuxième statue prit la parole :
— Que porte la lumière du crépuscule lorsque toutes les ombres s’étirent, mais qu’aucune ne disparaît ?
Sanaa fronça les sourcils. Les réponses les plus logiques semblaient creuses. Alors Bastet s’approcha d’Arka, effleura du museau le pied de la cape mal ajustée, et, dans ce geste, Hugo capta le message : la lumière du crépuscule porte les promesses inachevées… les espoirs qui refusent de mourir, même dans l’ombre.
Arka, devinant sans comprendre vraiment, ajouta un geste théâtral, et ses mains illuminèrent brièvement la base de la statue, révélant de minuscules reflets colorés entre les dalles.
— Elle porte… les couleurs que l’on rêve encore, même quand tout s’assombrit.
Un bruissement de vent, une chaleur soudaine traversa la pièce, et la silhouette du sphinx s’illumina un court instant — le passage venait de s’ouvrir, révélant une faille étroite où la pierre semblait suinter d’une lumière irréelle.
Arka, le front perlé de sueur, bredouilla :
— Ouf… Je crois que ce sort-là était voulu. Pour une fois.
Sanaa s’accroupit auprès de Bastet, gratta derrière l’oreille du chat et chuchota :
— Tu portes mille secrets, petit patriarche discret. Continue de guider nos pas.
La brise remonta, portant alors, dans le couloir nouvellement ouvert, une odeur de sable ancien mêlée à quelque chose de plus étrange — du métal brûlé, ou la promesse d’un orage stellaire. Hugo sentit son cœur battre plus fort que jamais.
Ils n’étaient plus seulement une équipe d’opportunistes rassemblés par le hasard. L’alliance improbable de l’archéologue aux doutes lucides, de la rebelle tenace, du chat prodige et du magicien maladroit venait d’accéder à la première pièce de ce labyrinthe mythique où chaque pas comptera, chaque énigme devra transcender la peur et la certitude.
Alors qu’ils s’enfonçaient dans l’obscurité, Hugo se promit qu’il ne tournerait pas les talons à la moindre incertitude. Les pyramides du crépuscule leur réservaient mille pièges, mais il tenait entre ses mains — et dans cette étrange complicité partagée — la clef d’un passé capable de changer l’avenir.